straight ahead,
crossing,
straight ahead,
crossing

du 16/04 au 20/05 2019
École et Espace d’art Camille Lambert 
Juvisy-sur-Orge

À QUOI JOUENT LES FANTÔMES

TEXTE D’ÉMILIE HOUSSA



Dans le film Le Magicien d’Oz de Victor Fleming (1939) le drame se concentre autour d’un chemin jaune. Le pays d’Oz est en couleur, c’est important et pas seulement parce qu’il s’agit de l’un des premiers longs métrages en technicolor de l’histoire du cinéma. La couleur constitue l’enveloppe du monde, la perception que nous en avons, notre contrat tacite avec la lumière. Ici le chemin est visible parce que jaune, on ne peut pas se tromper. La ligne est tracée, c’est donc simple : le point A se dessine, le point B s’imagine et entre les deux nous déroulons les pas. Seulement voilà dans le film de Victor Fleming si la marche s’était faite sans entrave il n’y aurait pas eu d’histoire.

Pour l’exposition  « STRAIGHT AHEAD, CROSSING, STRAIGHT AHEAD, CROSSING » de Benoît Géhanne à l’École et Espace d’art contemporain Camille Lambert de Juvisy, c’est un peu la même chose. Il n’y a, a priori, rien d’autre à comprendre qu’un cheminement possible : deux salles et demie, des pièces au mur, au sol et une déambulation qui nous permet de revenir à notre point de départ en ayant « vu des choses »… mais le problème est là : notre regard ne s’accorde pas aux pas. 

Dans cet accrochage tout invite au cheminement et tout le perturbe également. «Tout», c’est-à-dire, d’abord et de manière évidente : deux pièces en bois posées au sol et, pour l’une d’entre elles, en bascule sur une vitre, qui rompent immédiatement la marche circulaire entre les salles. Elles entravent notre vision et imposent leur contournement : il n’y a plus de fluidité de mouvement. Leur reflet sur la fenêtre, leur ombre portée ou peinte sur le bois, leur présence même déplacent par principe le seuil du regard et notre compréhension de l’espace. Dans l’exposition de Benoît Géhanne, nous sommes en dérangement permanent.

La perturbation ne s’arrête pas là, elle s’articule aussi autour de deux larges panneaux de bois peints en jaune, courbés comme des vagues, qui paraissent faire glisser notre regard tranquillement le long du mur. Cette tranquillité n’est que surface. Si vous avancez trop, la planche de bois s’arrête et vous laisse entrevoir un morceau d’une photographie placée en-dessous. Vous pouvez essayer de voir l’image mais déjà le second panneau jaune continue la vague et la photographie reste insaisissable, si ce n’est par fragments.

Des fragments, c’est justement ce qui s’inscrit en face de ces panneaux qui ondulent. Fragments de paysages colorés ou de machines métalliques ou de photographies renversées. Fragments d’espace intermédiaires qui n’ont plus de fonction ou de sens. On ne sait pas, on ne peut pas savoir ce que nous sommes en train de regarder parce que le peu qui émerge sur la surface des grandes plaques d’aluminium n’explique rien. Ces fragments arrivent dans le hasard de la surface réfléchissante et nous laissent seulement deviner que nous ne voyons pas tout. Le jaune des panneaux de bois du mur d’en face se reflétant sur les plaques d’aluminium vient même jusqu’à nous tromper sur les couleurs que nous sommes pourtant certains de percevoir. Que voyons-nous alors ? Que gardons-nous en posant nos yeux sur ces images ? Et si les reflets des vagues jaune du mur d’en face perturbent un peu plus la vision ici, ils ne sont pas les seuls coupables de notre aveuglement. Nous pourrions voir si l’image le voulait, mais l’image ne veut pas. Alors le regard cherche, il scrute ce qui semble pourtant exposé à notre vue pour comprendre que la ligne est définitivement rompue.

Elle était pourtant toute tracée, cette ligne, et nous nous retrouvons bloqués devant ces signes qui ne constituent pas les pièces d’un puzzle mais bel et bien des déchirures de l’espace. L’espace ne peut pas être linéaire, il est fendu, il suinte de tout ce qui ne sera pas montré. La couleur s’est substituée au motif et maquille les surfaces lisses pour mieux se jouer de nous.

Comme l’écrivait Martha Rosler pour son projet The Bowery in two inadequate descriptive systems (1974-75), l’image (et le mot) reste un système inapproprié de représentation. Toujours l’ensemble échappe, toujours le sens s’envole.

Image, imago, fantôme, spectre : la trace d’un souvenir,  d’un état, d’un passé. Peut-on seulement retenir une trace ? Tout se noie dans un présent nous dévorant par sa lumière, son bruit, la foule. Il y a tant de bruit dans les paysages retournés que nous propose Benoît Géhanne, le bruit des corps qui tombent et qu’on ne verra jamais. Les images fragmentées de Benoît Géhanne ne donnent personne à voir comme si ces paysages se trouvaient délestés du poids des corps, ils s’envolent au-dessus de toute forme. À la manière de Dominique Gonzalez-Foerster dans Atomic Park(2004), les images peintes, dessinées, photographiées, courbées de Benoît Géhanne nous laissent au seuil d’espaces en suspens. Ces espaces sont des entre-deux de nos sociétés si fonctionnelles, ainsi le « parc » que filme Dominique Gonzalez-Foerster est une aire de repos installée dans le désert où se sont déroulés les premiers essais nucléaires aux États-Unis en 1945. L’espace vide n’est pas permis. Il faut utiliser toutes les parcelles gorgées d’histoires. Alors, les creux imposent une masse. C’est précisément elle que Benoît Géhanne sculpte dans ses dessins qui offrent par spasmes des détails fulgurants de barrages hydrauliques. Une masse rendue par le blanc du papier qui pourrait nous engloutir comme l’aluminium des plaques peintes nous saisit en nous imposant un reflet flou.

Les formes de cette exposition sont des fantômes, l’installation un leurre, toute la force du travail de Benoît Géhanne est d’ouvrir l’histoire des images en en montrant l’impossible frontalité et les jeux infinis de ces spectres qui n’épuiseront jamais nos mots.


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